Entre l’Érythrée, la Somalie et l’Éthiopie, il y a Djibouti, petit pays de 23 000 km², ouvert sur le golfe d’Aden. Indépendant depuis près de 40 ans, Djibouti fait partie des pays les plus pauvres du monde. Sa position dans l’une des zones les plus troublées géopolitiquement ne facilite en rien les choses. Malgré le portrait peu glorieux que l’on peut tirer de ce pays, un Français a sauté le pas. Julien Mette, 39 ans, est depuis plus de deux ans sélectionneur de l’équipe nationale djiboutienne. Rencontre avec un homme ambitieux.
Quel est votre parcours ? Comment en êtes-vous arrivé au poste de sélectionneur de Djibouti ?
Je suis originaire de la région bordelaise, donc une région qui ne suit pas trop le foot normalement (rires). J’ai joué à un niveau modeste. Puis je suis devenu entraîneur quand j’ai eu 20 ans en R2 dans le club de mon village. J’ai travaillé avec des équipes de jeunes pendant 13 ans, notamment à Libourne Saint-Seurin qui était en L2. Et un jour, un de mes anciens joueurs me contacte car son père était propriétaire d’un club congolais et il recherchait un nouvel entraîneur. C’est comme ça que j’arrive là bas et j’y reste pendant une saison et demi. Mais je démissionne car je n’ai pas été payé pendant 10 mois. Puis, en 2018, j’ai fait une saison comme manager général du plus gros club de Brazzaville. Mais le rôle ne me convenait pas donc j’ai démissionné 3 mois avant la fin de mon contrat.
À la fin de l’année 2018, un agent me contacte car Djibouti recherche une personne qui a mon profil, c’est à dire quelqu’un qui a un passé de formateur, qui sait s’occuper des jeunes et qui connaît l’Afrique. C’est comme ça qu’en janvier 2019 je suis devenu sélectionneur de l’équipe A de Djibouti et des U17.
Donc vous arrivez à Djibouti. Sur place, quels sont les moyens et les infrastructures dont vous disposez ?
C’est la misère totale ! Déjà, l’équipe nationale a été arrêtée en 2017 à cause de mauvais résultats. Tout était à refaire. Il y a trois terrains exploitables à Djibouti et un autre à 2h de route. Deux des trois terrains à Djibouti sont partagés avec des équipes locales. En fait, la fédération ne possède qu’un terrain mais il n’est pas aux normes FIFA, il ne fait qu’un peu moins de 60m sur 80m. Ensuite, il n’y a jamais eu d’académies ou de centres de formation. Il n’y a pas non plus d’entraîneur de gardien, de préparateur physique, etc… En fait, il y a un manque de compétences et d’infrastructures.

N’est-ce pas trop difficile de constituer votre équipe ?
C’est très compliqué. Quand j’arrive, je pense qu’ils sont bien organisés. Je suppose qu’ils ont une cellule pour repérer les binationaux, un répertoire de coordonnés ou quelque chose du genre. Mais ils n’y avaient rien de cela. C’était beaucoup du « j’ai un copain qui a un oncle qui joue là-bas et qui pourrait éventuellement être sélectionné ». J’ai dû faire de grosses recherches personnelles en m’aidant aussi d’agents et de Wyscout [site spécialisé dans l’analyse de matchs et la détection de jeunes talents].
J’ai aussi épluché les effectifs de la L1 à la CFA 2 en regardant les patronymes car à Djibouti ce sont souvent les mêmes. Par exemple, j’avais trouvé un joueur en Norvège, qui avait joué en D1 turque et qui avait été transféré pour 1,5 million d’euros, une chance ! Il était d’accord pour venir mais son agent l’en a dissuadé. Il voulait pas associer son image à une sélection qui ne faisait que prendre des branlées… J’avais aussi organisé une journée de détection à Paris durant laquelle une vingtaine de joueurs de toute la France était venue, et même certains de l’étranger.
Du coup, il y a une cohabitation entre joueurs locaux et joueurs évoluant à l’étranger…
C’est ça. Il y a les locaux 100% patriotes, et les « étrangers ». Ceux qui ne sont pas natifs ne parlent parfois pas la langue. Ils sont talentueux mais n’ont pas ce même supplément d’âme que les locaux. Du coup, l’arrivée d’un joueur évoluant en Europe doit vraiment valoir le coup sportivement et apporter une plus-value. En Afrique, il faut suer pour le drapeau.
Et comment les Djiboutiens jouent au foot ?
Il y a une méconnaissance de la compétition. Ici, la culture foot se construit dans la rue. On apprend à jouer sur le bitume, dans la rue quitte à perturber le trafic routier (rires). Donc, les joueurs développent très vite une malice et une technique du dribble intéressante en utilisant la semelle comme au futsal. Du coup, ils ont un rapport à la tactique très compliqué, ils n’ont pas les bases comme les jeux combinés, l’utilisation de la largeur ou l’organisation à la perte du ballon par exemple. Le foot de rue leur construit un rapport très individuel au sport collectif qu’est le football.
J’avais trouvé un joueur en Norvège, qui avait joué en D1 turque et qui avait été transféré pour 1,5 million d’euros, une chance ! Il était d’accord pour venir mais son agent l’en a dissuadé. Il voulait pas associer son image à une sélection qui ne faisait que prendre des branlées…
Et physiquement ?
Il y a aussi un manque de compétition. Le championnat n’est composé que de 10 équipes, donc ils ne peuvent pas enchaîner beaucoup de matchs officiels. Ils sont très fins et pas très grands. Djibouti est une zone de marathonien, ils sont difficilement capables de multiplier les sprints. Donc au niveau des duels et des passes en profondeur, on est mort. L’hygiène de vie et l’alimentation sont des notions très vagues pour eux donc connaître son corps et ainsi reconnaître une blessure n’est pas toujours simple. Mais, ce sont des grands passionnés de football !
Vous affrontez des équipes peu médiatisées. Par exemple, vous avez passé le tour préliminaire des qualifications à la coupe du Monde 2022 en éliminant Eswatini (ex-Swaziland). Comment analyse-t-on les matchs de ces équipes ?
Ah c’est une excellente question ça ! Pour certaines équipes c’est plutôt facile. Par exemple, la majorité des joueurs algériens ou burkinabés [présents dans leur poule] jouent en Europe donc il est facile de trouver les matchs des Mahrez ou des Bensebaini. Mais quand on a affronté Eswatini ou l’Éthiopie, c’est plus difficile !
Je me base beaucoup sur Wyscout, encore. À partir de ce site, je cherche les failles des adversaires et j’adapte notre 3-4-3 pour leur poser le plus de problèmes. Par exemple, nous essayons de jouer haut et de ne pas attendre l’adversaire dans notre camp. Donc, contre l’Algérie, je leur dirai de garder ces principes. Mais certains devront s’adapter aux individualités adverses. Celui qui sera au marquage de Riyad Mahrez aura intérêt de s’adapter d’ailleurs !
Vous semblez accorder beaucoup d’importance à ces analyses vidéos…
Je m’intéresse beaucoup aux caractéristiques individuelles de chacun. Est-il grand ou petit ? Est-il à l’aise lorsqu’il est pressé ? Quelles sont ses qualités dos au jeu ? C’est un travail très long mais le résultat en vaut la peine. En général, nos adversaires ne nous prennent pas au sérieux et ils sont surpris de notre connaissance de l’adversaire.
Par exemple, j’avais remarqué que l’attaquant de pointe d’Eswatini avait un physique impressionnant et qu’il jouait avec un casque à la Petr Cech. Je me suis renseigné pour savoir si c’était pour le style ou pour une raison médicale. Et j’ai découvert qu’il avait subi une commotion cérébrale et qu’il avait la trouille des duels depuis cela. C’est une info qui a eu son importance. En fin de compte, trouver les joueurs et analyser les adversaires « de bas niveau » sont les deux activités les plus difficiles et les plus chronophages. Et je suis obligé de m’y investir personnellement à 100 % du fait du manque de moyens.
Vous êtes seul pour faire tout cela ?
Je suis arrivé seul à Djibouti. Ils n’ont pas les moyens d’embaucher d’autres Occidentaux. Je suis d’ailleurs le premier Occidental à prendre les rênes de la sélection, ce qui a été un profond bouleversement. Ça a provoqué un choc culturel délicat à digérer pour certains. Depuis, d’autres Occidentaux sont venus comme Sarah M’Barek qui est devenue sélectionneuse de la sélection féminine.
Au final, je n’ai pas de staff à proprement parler. Je fais venir des connaissances qui ont les compétences nécessaires et qui interviennent ponctuellement lors de stages. Renforcer le staff est un des objectifs de 2021 puisque le constat est le suivant : les compétences locales sont limitées.

Comment inculquer des valeurs tactiques à des joueurs qui ont appris le foot dans la rue ?
Mes précédentes expériences au Congo et en France me servent beaucoup. En France, j’ai beaucoup travaillé avec les U14, c’est-à-dire la 1ère année durant laquelle on joue à 11 contre 11 sur un grand terrain. J’apprenais donc à ces jeunes à se placer sur ce nouveau terrain pour eux. Et bien je fais la même chose à Djibouti, mais en ultra-accéléré. Je suis arrivé en janvier et le premier entraînement était en mars. J’ai eu donc 2 mois pour observer les joueurs et ainsi définir ce qui était urgent d’être travailler et individualiser certains exercices. Mais sur le terrain, les joueurs ont très vite compris ce que je souhaitais mettre en place.
Comment leur faire comprendre ce que vous souhaitez mettre en place justement ?
Ils ont soif d’apprendre, ils sont contents d’être en sélection, donc ça facilite cette compréhension. Je passe beaucoup par la vidéo, avec des séances importantes d’1h-1h30 durant lesquelles je leur montre que les grands joueurs font des choses simples. Le foot à Djibouti, c’est le même qu’au Barça. Le but est qu’ils respectent les mêmes règles élémentaires, comme le placement par exemple, que les plus grands joueurs en faisant abstraction du talent.
Enfin, la pédagogie que j’ai développée en France est primordiale pour travailler en Afrique subsaharienne. La façon dont je parle, l’importance de la patience et l’empathie sont des qualités indispensables. Le tout sans les prendre pour des cons car ce sont des joueurs passionnés et intelligents !
Et justement pour discuter avec eux, par quelle langue vous passez ?
Le Français, c’est la langue officielle de l’administration. Mais les jeunes ne maîtrisent pas le français comme les plus vieux. Certains parlent le somali, un dialecte local. Mais les joueurs s’entraident pour traduire les mots qu’ils ne comprennent pas. Et je parle aussi anglais, ce qui permet de me faire comprendre.

Vous allez participer aux qualifications de la Coupe du Monde 2022, une première dans l’histoire de Djibouti. Dans votre groupe, on retrouve l’Algérie, championne d’Afrique en titre, le Niger et le Burkina Faso. La tâche ne s’annonce pas facile…
On est le petit poucet de toutes les équipes africaines. Y être c’est déjà énorme. Je ne vais jamais parler de pression, on ne va pas être déçu si on perd un match. L’équipe est très jeune, moins de 24 ans de moyenne d’âge et un seul trentenaire ! Il ne faut pas perdre notre football. On va essayer de mettre en place ce qui fait notre force. Ces matchs doivent aussi servir à prendre de l’expérience. C’est l’objectif principal : mettre en place notre projet (relance courte, sous pression par exemple) peu importe l’adversaire et voir combien de temps on est capable de tenir.
On va jouer chaque match pour gagner, on ne va rien bâcler et jouer notre chance à fond. C’est l’occasion d’accélérer notre progression et d’avoir une exposition médiatique plus importante que d’habitude. Pour certains joueurs, ces matchs seront la chance de leur vie pour montrer ce dont ils sont capables. Une grande performance au cours d’un de ces matchs peut leur offrir des opportunités incroyables !
Vous suivez le foot européen je suppose. Quelles sont les équipes que vous suivez ?
Je ne regarde pas le foot avec les yeux d’un supporter. Je m’intéresse aux équipes avec un projet de jeu et une tactique proche de ce que je peux mettre en place. Du coup, je suis attentivement l’Atalanta, Mönchenglacach, Leipzig, Séville et Villareal. Je suis admiratif de Pep Guardiola, notamment sur les remontées de balles depuis le gardien. Et bien sûr, je rate aucun match du Leeds de Bielsa !
Mais vous n’avez pas une équipe de cœur ?
Non pas vraiment, j’étais abonné aux Girondins mais ça s’est arrêté là. Je regarde surtout avec un intérêt professionnel en m’intéressant à ce qui marche. Par exemple, j’aime beaucoup la manière dont Jürgen Klopp a construit Liverpool ces dernières années. Il a franchi des paliers et ça m’intéresse de comprendre comment il a fait. Il est important de se détacher du regard du supporter pour progresser. Être objectif est plus que nécessaire dans la compréhension des équipes.
Comment la pandémie de COVID-19 a-t-elle influencé votre année 2020 ?
La vie est revenue à la normale, il n’y a presque plus de masques ni de gestes barrières. C’est le charme africain ! Il y a eu un confinement comme en France mais c’est un petit pays donc il a été facile de fermer les frontières. Du coup j’ai été bloqué là bas et je n’ai pas pu rentrer voir ma famille pendant 3 mois. D’un point de vue foot, le championnat a repris en août, d’abord sans public. Au final, l’impact a été minime puisque seuls les matchs de mars et avril ont été annulés. Il fait trop chaud pour jouer durant l’été.